Le voyant
Jérôme Garcin
Gallimard, « Blanche », 2015
"J'ai appris ici à aimer la vie."
Jacques Lusseyran perd la vue à 8 ans. Loin de prendre ça comme un handicap, il sur-développe ses autres sens. Il intègre la Résistance à 18 ans et est déporté à Buchenwald, puis rescapé. Il passe le reste de sa vie à donner des conférences et à écrire de nombreux romans, qu’il aura du mal à publier, et encore plus à faire reconnaître.
Comme la plupart des lecteurs de ce roman, je n’avais pas du tout entendu parler de Jacques Lusseyran. Jérôme Garcin en dresse ici un portrait tout à fait (un peu trop) élogieux. A commencer par son handicap, qui pour Jacques, n’en était pas un. Outre son courage, c’est ce qui illumine ce personnage. Alors que d’autres – le commun des mortels – se seraient laissé aller à se morfondre, Jacques considère que son handicap est une manière de mieux voir la vie, les gens. Il ne se laisse pas tromper par les apparences. Cette lumière qui n’atteint pas ses yeux rayonne dans son cœur à travers l’expression d’une grande foi chrétienne.
Apte à mieux écouter, il est blessé de constater, en écoutant la radio, qu’aucun rhéteur n’arrive à la cheville d’Hitler.Comme beaucoup de grands résistants et intellectuels, Jacques est germanophile, et puise dans la littérature classique du monde entier inspiration, courage et valeurs éternelles. Lui-même écrivain, il tombe pourtant dans l’oubli, alors qu’il figure, selon Jérôme Garcin, dans le programme des élèves allemands. Pour avoir vérifié, ses romans ne sont pas disponibles en poche, mais seulement chez de petits éditeurs.
C’est donc tout à l’honneur de Jérôme Garcin de s’allier aux efforts de la fille de Jacques Lusseyran pour donner de la visibilité à son œuvre. Cependant, au cours de ma lecture, j’ai été gênée par le style. Je n’ai pas réellement réussi à mettre le doigt dessus, jusqu’à ce que je lise la critique de 110 Livres, très pertinente. En effet, Jacques Lusseyran n’est pas juste décrit comme un Résistant, vaillant malgré son handicap, mais carrément une figure tutélaire. On évoque quelques mauvais côtés de sa vie comme son rapport avec ses femmes et ses enfants, pour écarter tout aussi vite le sujet – qu’on aurait préféré ne pas voir abordé du tout. Quant à savoir pourquoi cet écrivain a été évincé du paysage littéraire français, c’est une bonne question. Offrir des extraits conséquents de ses romans en annexe aurait eu une répercussion bien plus forte. Ou militer pour une republication en poche de ses romans? Car à la fin de cette biographie romancée, on reste en suspens. On ne sait plus très bien si Jacques Lusseyran a bel et bien existé ou si c’est un personnage fictif sans ancrage dans la réalité. Entre biographie factuelle et roman poétique, il aurait été plus efficace de trancher.
Cet exercice de la biographie romancée, terriblement à la mode ces derniers temps, se révèle plus difficile que ce qu’on pourrait imaginer. Bel hommage, mais seulement lancé aux étoiles.
On aime, on n’aime pas? Allez donc voir par là
110 Livres
Traversées
Le tour du nombril
Ainsi donc, du camp de Buchenwald, un homme sans regard, si maigre qu’il semble flotter dans sa tenue rayée et puis s’y noyer, a pu écrire : « J’ai appris ici à aimer la vie. » Même si l’on en comprend le sens – il a appris ici à refuser de mourir, à se battre pour vivre -, cette phrase n’a pas d’équivalent dans toute la littérature concentrationnaire. Elle explose, comme une bombe, à la tête de tous les bourreaux. Elle les tue.
P 108